"Je trahirai demain", Poème pour résister...

par Prisca Chevallier Curt

« Je trahirai demain »
Je trahirai demain pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, arrachez-moi les ongles,
Je ne trahirai pas.
Vous ne savez pas le bout de mon courage.
Moi je sais.
Vous êtes cinq mains dures avec des bagues.
Vous avez aux pieds des chaussures
Avec des clous.
Je trahirai demain, pas aujourd’hui,
Demain.
Il me faut la nuit pour me résoudre,
Il ne faut pas moins d’une nuit
Pour renier, pour abjurer, pour trahir.
Pour renier mes amis,
Pour abjurer le pain et le vin,
Pour trahir la vie,
Pour mourir.
Je trahirai demain, pas aujourd’hui.
La lime est sous le carreau,
La lime n’est pas pour le barreau,
La lime n’est pas pour le bourreau,
La lime est pour mon poignet.
Aujourd’hui je n’ai rien à dire,
Je trahirai demain.
Marianne Cohn, « Je trahirai demain », 1943.
Repris dans Pierre Seghers, La résistance et ses poètes : France, 1940-1945, Paris,
© Éditions Seghers, 1974.

Marianne Cohn est née à Mannheim en 1922, dans une famille d’universitaires de gauche d’origine juive mais plutôt détachée de la tradition juive et fortement assimilée. Cette famille est bouleversée par l’irruption du nazisme. Entre 1934 et 1944, elle connaît plusieurs exils : la famille part pour l’Espagne, Marianne et sa sœur sont envoyées à Paris.
Dès 1941, la jeune Marianne entre en résistance puis participe à la construction du MJS (mouvement de la jeunesse sioniste). De septembre 1942 à janvier 1944, sous le pseudonyme de Colin, elle a pour tâche de faire passer des enfants juifs vers la Suisse. Arrêtée en 1943, elle est relâchée au bout de trois mois. C’est de cette période que l’on date – sans en être absolument sûr – la composition du poème « Je trahirai demain ».
Le 31 mai 1944, elle est à nouveau arrêtée à Annemasse (probablement dénoncée) alors qu’elle a en charge une trentaine d’enfants et que seulement 200 mètres les séparent de la frontière suisse. Malgré la torture, elle ne livre aucune information à la Gestapo et refuse la proposition d’évasion de son réseau par crainte des représailles sur les enfants.
Emmenée dans la nuit du 7 au 8 juillet 1944 par la Gestapo, elle est assassinée à coups de bottes et de pelles.